LE 6ème JOUR, Cie François Cervantès

Le 15/02/2018 à 20:30

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Arletti veut entrer en contact avec les hommes, elle rôde autour des lieux publics, elle s’approche des pelouses des facultés, parce qu’elle aime l’atmosphère qui s’en dégage ; elle vole un cartable à un conférencier fatigué qui s’est endormi au pied d’un arbre en attendant l’heure de sa conférence sur la Genèse, et elle entre dans la salle à sa place. Le clown entre dans la lumière. Il porte en lui un désir, il est une poésie sur pattes. 
En s’appliquant à vivre devant nous, Arletti tente de comprendre comment en ce sixième jour l’aventure de l’homme a commencé.

LE CLOWN* [François Cervantes]

Puisque j’ai créé plusieurs spectacles avec des clowns et que j’ai travaillé avec des cirques, puisque le “travail de clown” est extrêmement répandu en France ces dernières années, non plus dans les cirques mais dans les théâtres et dans les écoles d’art dramatique, à plusieurs reprises on m’a interrogé sur mon travail, on m’a demandé de répondre à deux questions : pourquoi le clown, et comment le clown ?

Je suis embarrassé pour répondre, parce que le clown, à mon sens, ne relève d’aucune sorte d’exercice, aucune sorte d’apprentissage ou d’amélioration. Ce n’est pas un acte d’interprète. Le clown n’est pas un acteur. Le clown est un poète, et même s’il est accompagné, entouré et conseillé pendant la création de ses spectacles, au bout du compte, son acte est absolument personnel et authentique. Le clown et l’auteur sont seuls. Ils sont côte à côte dans leur création, l’un avec son corps et l’autre avec les mots. Je dis cela alors que j’ai passé des milliers d’heures à travailler le clown avec des comédiens et des artistes de cirque. Mais ce qui me gênait justement, c’était toujours cette façon grégaire de travailler. Je voyais qu’il fallait plus de solitude pour que l’ouvrage tienne. Bien sûr le clown, comme l’écriture, peut faire du bien à ceux qui l’abordent, les aider à vivre ou à trouver leur chemin. Mais j’essaye ici de parler de ceux qui deviennent clowns, c’est-à-dire de ceux qui vont au bout d’une métamorphose. Le clown et l’auteur sont tous deux aux prises avec la poésie, mais le clown pose à l’auteur une question fondamentale, à savoir si le poème est une suite de mots alignés sur une feuille de papier, ou si c’est un muscle. Le clown interroge la littérature en remontant à la source de l’acte poétique. Le clown ne dit pas un poème, il ne fait pas un poème, il “est” un poème. Il est avec son corps comme l’auteur est avec le langage. Pour lui, le corps, cet enchevêtrement de muscles de nerfs et de peau, c’est le langage, et mettre à jour le clown, c’est mettre à jour le poème incarné, la présence unique de ce corps, rendre lisible le poème écrit par la vie, inscrit dans le grand livre.

Un auteur, dont je n’ai plus le nom en mémoire, excusez-moi, mais je pourrai le retrouver, parle de deux frères dont l’un était un grand philosophe de son temps, et l’autre était fou, et il dit à propos de ces deux frères que l’un a exposé sa philosophie, et que l’autre a exposé son cerveau. Le clown, mi-ange mi-bête, ivre d’arriver sur terre, dans la chair de l'homme. La relation au monde et la relation à l’autre, tout est à écrire, à inventer. René Char disait qu’un poème est l’amour réalisé du désir demeuré désir. Voilà le centre. Devenir clown, ce n’est pas mettre un nez rouge, ce n’est pas faire rire, être caricatural ou excentrique, mettre des habits colorés et des cheveux rouges, ce n’est pas rire ou pleurer fort. Devenir clown c’est devenir poème. Rouge de honte ou de colère, vert de jalousie, blanc de peur, bleu de froid, comme dans les tableaux de Munch ou de Gauguin : le clown prend la poésie au pied de la lettre. L’ouverture des bras peut-elle devenir un poème, et comment cela serait-il possible ? Cela demande sans doute de redescendre en dessous de tout ce qui a été appris et qui encombre, pour retourner aux gestes d’origine, pour que ce soit le désir qui agisse directement, qui prenne possession du corps. Opération délicate : changer le conducteur du véhicule, alors que l’ancien sait conduire et que le nouveau ne sait pas encore. Opération qui demande du temps, de la minutie, de la patience et surtout une raison profonde de le faire. Je peux dire que j’ai vu des poèmes sur pattes. J’ai vu des poètes sans poème, des compositeurs sans musique et des peintres sans toile. J’ai vu des artistes sans œuvre. J’ai accompagné des clowns dans leur création, mais je ne peux rien dire de ce qui s’opère dans le secret, parce que je n’en sais rien. Je crois que cela ne relève d’aucune méthode, que c'est un acte solitaire, un poème écrit dans la chair. Je ne suis pas un clown, je ne me suis pas lancé dans cette aventure irréversible, je ne suis pas entré dans la lumière, dans la catastrophe des désirs impossibles, au milieu des éclats de rire. Je ne peux parler qu’à côté de cet acte solitaire, parce qu’il a des affinités avec l’écriture, parce que le clown est dans son corps comme dans une matière aussi étrangère que les mots de la langue. Le clown s'incarne et entre sur la scène comme l’auteur entre dans la page blanche. Comme dans l’écriture il ne s’agit pas d’inventer quelque chose de nouveau mais plutôt de fouiller en soi pour y trouver ce qui y était depuis toujours, enfoui. Comme l’enfant qui regarde un sculpteur finir un cheval et qui lui demande : comment savais-tu qu’il y avait un cheval caché dans la pierre ? Le clown entre sur terre comme à l’endroit le plus haut, le plus éloigné du ciel, il entre avec le vertige, porté par un désir impossible, que ce soit de voler ou de connaître l’amour. Il erre autour de son corps, ne pouvant pas entrer dans son bras pour faire un signe à ceux qui l’accueillent et se comporter correctement. Il tourne autour de son corps comme un oiseau affamé tourne autour d’un enfant qui mange un biscuit. Il a faim, il veut goûter la chair de l'homme.

Nous sommes des arbres inversés, nos racines sont dans le ciel, et nous sommes loin sur cette terre. Qui viendra nous donner des nouvelles du ciel, qui racontera l’histoire qui nous a mis au monde ? Nous sommes à l’endroit le plus haut de l’arbre, le plus éloigné des racines. La moindre agitation nous fait perdre la vie. Tout ce qui nous entoure nous est inconnu. La terre est là, surnaturelle. Nous allons ramasser un objet au sol, au point extrême, au bord de la chute. Le corps tremble comme une fumée. Nous voyons venir à nous des inconnus, la chair de l’homme : qu'est-ce qu’il faut dire, qu’est-ce qu’on peut faire ? Au milieu de ceux qui savent parler, chanter, sauter, faire danser les ours, faire du vélo sur une roue ou faire disparaître une locomotive, le clown ne sait rien faire. Il est dans son corps, complètement inadapté à ses désirs impossibles. Le clown “est” un échec, il témoigne que l’homme est un échec, qu’il est sur terre comme une flamme sur l’eau. Il n’y a aucune raison d’espérer mais ce n’est pas une raison pour désespérer.

Les enfants et les vieux me font rire, rarement les adultes. Les enfants sont plein de désirs impossibles : marcher, sauter, parler, entrer en contact avec les autres. Ils sont plongés dans l’aventure de l’incarnation et il y a toujours un grand écart entre leurs désirs et leurs actes. Ils essayent de trouver leur place avec des désirs immenses et des corps fragiles. Ils essayent des phrases qu’ils ont entendues : autour d’eux on rit, et puis un jour on ne rit plus. Ils ont réussi à voler une phrase et à la faire leur. Ils ont envie qu’on arrête de rire et qu’on les prenne au sérieux. C'est l’idée qu’ils se font du monde des adultes. Mais certains enfants, en entendant les rires autour d’eux, en font une expérience décisive. Ils apprennent que devenir adulte ce n’est pas arriver à être pris au sérieux, mais à rester sérieux comme un enfant, se souvenir de l’adulte qui était en nous quand nous étions enfants. Ils apprennent que nous portons en nous des désirs impossibles qui ne seront jamais réalisés, mais que nous n’avons aucune raison de capituler, car si ces désirs ne sont pas notre vie, ils sont notre raison de vivre. Les vieux ont des désirs qui ne sont plus possibles, ils se désincarnent. Même descendre un escalier devient une grande histoire. Ils regardent le monde comme une terre étrangère qu’ils vont quitter. Peu d’adultes sont des adultes. Les enfants et les vieux sont ceux qui témoignent le plus clairement de notre condition. Ce sont les fragiles, les hors-jeu, les inconsolables, les irrécupérables. Ce sont ceux qui ne nous laissent pas tranquilles. J’ai des souvenirs d’avoir ri aux larmes. Cela ne pouvait plus s’arrêter. C’était une ivresse, des moments que je sentais irréversibles, qui compteraient dans ma vie. Dans ce rire aux larmes, je sentais que j’apprenais quelque chose de l’ordre de l’idiotie. Dans ces moments-là, mon corps disait “oui” et “non” en même temps, avec autant de force : oui et non. Ce que je voyais était aussi vrai que faux, aussi merveilleux qu’atroce. Je ne serais pas étonné d’apprendre que dans les grottes préhistoriques, pendant qu’un tigre était en train de croquer un homme, pendant que les os craquaient et que le sang coulait dans la gorge de l’animal, un autre homme dans la grotte riait aux larmes. Oui, un tigre mangeait un homme. Non, l’homme ne serait pas toujours mangé par le tigre. Le rire, la connaissance de l’idiot. Dans ces moments de ma vie où j’ai ri comme ça, je crois que j’ai reconnu des désirs impossibles et des échecs fondateurs. Sans le savoir, en riant, j’apprenais quelque chose de fondamental. Les clowns sont des livres de chair. On dit en Afrique qu’un vieux qui meurt c’est une bibliothèque qui disparaît. Je pense qu’un clown qui apparaît, c’est un poème qui nous est donné, et qu’un clown qui disparaît c’est un poème que l’on ne pourra plus lire. [décembre 2001]

* Texte extrait du livre Le clown Arletti, vingt ans de ravissement de François Cervantes et Catherine Germain, co-éditions Magellan & Cie / Éditions Maison, 2009