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LE CHAGRIN DES OGRES, texte et m.e.s. Fabrice Murgia

Le 23/02/2018 à 20:30

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  • Auditorium Chabran

Arpentant le plateau vide tendu de hauts films plastiques ou retranchés dans les deux mini-territoires aménagés au lointain du plateau, trois êtres cohabitent : aucun n’a plus de vingt ans. L’un, face à sa webcam, tient à jour son blog : il y mélange aspirations et frustrations réelles avec un imaginaire hanté de « Guerre des étoiles ». L’autre se projette en héroïne du pire, comme dans les faits-divers, et médiatise caméra au point sa séquestration dans la cave d’un certain Wolf. Mais sont-ils autre chose que des créatures sorties du cerveau d’adolescents d’aujourd’hui bombardés d’images et pris dans les turbulences d’une mue difficile ? Et qui est cette petite fille-femme un peu monstre, joue blessée et voix de poupée, qui semble mener le jeu, racontant avec obstination cette histoire d’ogre dévorant ses enfants ? Conte onirique tissé à partir de faits réels, Le chagrin des Ogres, avec ses petites histoires en gigogne, multiplie les perspectives autour de la difficulté de quitter l’enfance et de trouver sa place, autour du désir –qui n’a pas d’âge- d’être vu et entendu.

 

     Présentation de l’œuvre

En février 2007, pendant un stage de Thomas Ostermeier à Liège, l’un de ses étudiants fait découvrir à Fabrice Murgia le blog de Bastian Bosse, un lycéen allemand de 18 ans qui quelques mois plus tôt, le 20 novembre 2006, avait ouvert le feu dans son établissement avant de choisir la mort. Au cours du même stage, Murgia découvre Le 20 novembre, le spectacle que Lars Norén consacre au blog de Bosse, et choisit de s’y mesurer à son tour avec une équipe composée de trois comédiens, d’un vidéaste et d’un musicien. A tous, il demande d’apporter leur propre journal, car il a la certitude que les textes de Bosse témoignent aussi de leur génération : pourquoi donc a-t-il dévié, et qu’est-ce que cette part noire peut nous dire sur la jeunesse face à notre temps ? Très vite, il choisit d’entrelacer l’histoire de Bastian à celle de Lætitia, qui a grandi dans la peur et se réveille sur son lit d’hôpital… C'est ainsi qu'est né Le chagrin des ogres, qui a obtenu en 2010 le Prix Odéon du festival Impatience. La dimension documentaire du travail est, comme on voit, pleinement revendiquée : Murgia connaît et assume la fascination qu'exercent sur les spectateurs les histoires « inspirées de faits réels », comme l'annoncent certains téléfilms. Mais le jeune acteur, en abordant la mise en scène, ne voulait surtout pas en rester là. Car comme le disait Picasso, qu'il se plaît à citer à ce propos : « tout ce qui peut être imaginé est réel », et c'est bien l'imagination en tant que telle qui intéresse Murgia – l'imagination qui est à la fois notre « dernier espace de liberté intérieure » mais aussi le point d'impact des « images dont nous sommes bombardés ». D'où l'apparent et terrible paradoxe : le domaine qui nous semble être notre bien le plus inaliénable, notre imaginaire, paraît tout aussi bien « conçu par ces mêmes images » qui l'envahissent. Aussi le mouvement même du spectacle, conçu en trois parties, vise-t-il à suggérer un voyage, ou une dérive, « du plus cru au plus onirique », sacrifiant le réalisme au nom du réel, enlevant « tout réalisme pour ne garder que la substance « vérité » ». Si Murgia part de faits divers pour raconter son époque, c’est pour « larguer un état d’esprit sur le plateau, un cauchemar […]. Le chagrin des ogres, c’est l’histoire d’une journée au cours de laquelle des enfants vont cesser d’être des enfants. Je ne trouve pas que mon spectacle soit « politique. » En fin de compte, il l’est, mais ma démarche pour le faire n’est pas du tout politique. J’ai vingt-cinq ans et c’est ma façon à moi d’enterrer mon enfance. Le spectacle parle de ça, ce sont des testaments d’enfants. » Daniel Loayza

 

     Les faits-divers qui ont nourri la fiction

C’est à partir de fragments d’un réel d’exception (les faits-divers) mais aussi en s’inspirant d’autres matériaux réels liés (le blog de Bastian Bosse, les « carnets de jeunesse » des jeunes artistes de son équipe...) mais moins sensationnels, plus nuancés, que Murgia a construit son spectacle.

L’affaire Bastian Bosse : Le 20 novembre 2006, un jeune allemand de la petite ville d’ Emsdetten, Bastian Bosse, armé jusqu’aux dents, pénètre dans son ancienne école et tire. Il blessera 37 personnes. Il retourne son arme contre lui et se donne la mort. Il avait partagé son grave mal-être et annoncé sa mortelle randonnée sur son blog dans lequel il s’était donné le pseudo de « Résistant X ». Le texte du Bastian du Chagrin est composé d’éléments du blog qui ont fait l’objet de montages, collages et libres extrapolations. Lars Noren, dans 20 Novembre, exploite lui aussi ce fait-divers comme une matière dramatique.

L’affaire Natasha Kampusch : En août 2006, une autrichienne de 18 ans, disparue sur le chemin de l’école à l’âge de 10 ans, trompe la vigilance de Wolfgang Priklopil, un déséquilibré de 35 ans qui la séquestrait dans une cache aménagée sous sa maison. Le destin hors du commun et la réapparition « miraculeuse » de la jeune femme, rapidement ultra-médiatisés, fascinent le monde entier. En mai 2009, Natascha Kampusch commence une carrière d’animatrice de talkshows télévisés.

L’affaire Geneviève Lhermitte : En 2009, une mère de famille apparemment « sans histoire » tue à coups de couteau ses cinq enfants âgés de quatre à quatorze ans, les uns après les autres, à leur retour de l’école. Elle essaie ensuite de se tuer et appelle les secours. Toutes sortes de rumeurs circuleront pour tenter d’expliquer ce geste horrible et désespéré : son mariage mixte supposé raté avec Bouchaïb Moqadem, la tutelle asphyxiante pour la famille d’un parrain protecteur omniprésent, une grave souffrance psychologique dont elle avait averti son psychiatre... Elle a été condamnée à la réclusion à perpétuité.

 

     Entretien avec Fabrice Murgia  : « Le chagrin des Ogres, c’est l’histoire d’une journée au cours de laquelle des enfants vont cesser d’être des enfants. »

Alternatives Théâtrales : A travers les projets auxquels vous avez participé comme acteur, vous vous situez dans une certaine lignée de théâtre, un théâtre qui inscrit au cœur de la pratique un rapport engagé au monde. […] Quelle est la genèse de ce projet [Ndlr : Le chagrin des Ogres] ?

FM : La genèse du chagrin des Ogres remonte à l’édition 2007 du Festival de Liège, lors d’un travail avec Jan- Christoph Göckel. Thomas Ostermeier était venu chapeauter un travail avec quatre étudiants en mise en scène de la Ernst-Büch sur des textes de Martin Crimp. Je travaillais la pièce Face au mur et je me suis lié d’amitié avec Jan-Christoph, un des quatre étudiants berlinois, aujourd’hui metteur en scène associé à la Schaubühne. Pour ce travail, Jan m’a demandé de travailler à partir du blog de Bastian Bosse qui, en novembre 2006, avait commis une fusillade dans son école. Nous étions en février 2007, c’était donc récent. Ensemble, nous avons traduit ce blog. La semaine suivante, j’ai vu le spectacle de Lars Norèn, Le 20 novembre, où Anne Tismer jouait le blog de Bastian. La matière m’intéressait et j’ai voulu m’y confronter, donner ma vision de cela. J’ai ensuite réuni trois comédiens, un vidéaste, un musicien et je leur ai demandé d’amener leur carnet de jeunesse. Il y avait beaucoup de liens avec ce blog de Bastian, et la question de savoir pourquoi, chez lui, cela a dévié m’a intéressé. La matière est donc assez générationnelle.

AT : Cette prise en compte de la dimension générationnelle revient à plusieurs reprises dans vos propos. Pouvez-vous expliciter ce qu’elle recouvre ?

FM : Je veux restituer une œuvre sensorielle autour des témoignages d’un jeune homme et d’une jeune femme, arrivant à un cap de leur vie, dans une certaine époque qui est la nôtre. Ce sont des sons, des images de notre enfance. Je ne livre pas de noms, pas de dénonciation directe.

AT : Pouvez-vous expliciter cette réserve, cette précision ?

FM : Ce qui reste pour moi l’élément le plus politique au théâtre, c’est la forme. Dans son blog, Bastian Bosse dit qu’il est au camping, il parle de choses plus ou moins futiles, mais c’est entre les lignes que cela se joue. Je ne peux pas isoler un agresseur direct avec ce spectacle, je préfère larguer un état d’esprit sur le plateau, un cauchemar. Je réécrit sur ces faits divers car ils stigmatisent une jeunesse qui est la mienne. Le chagrin des Ogres, c’est l’histoire d’une journée au cours de laquelle des enfants vont cesser d’être des enfants. Je ne trouve pas que mon spectacle soit «politique». En fin de compte, il l’est, mais ma démarche pour le faire n’est pas du tout politique. J’ai vingt-cinq ans et c’est ma façon à moi d’enterrer mon enfance. Le spectacle parle de ça, ce sont des testaments d’enfants.

AT : Vous entrelacez la réflexion sur le politique, que vous placez un peu en retrait, et la question du réel qui semble constamment problématisée. Ainsi, vous partez de faits divers dont vous dites, dans le même temps, qu’ils sont presque notre quotidien, notre vécu. Pourquoi assimiler cette réalité-là à LA réalité ?

FM : On ne peut pas enlever aux spectateurs le réflexe de se dire « ça existe ». Les téléfilms racoleurs précisent en général qu’ils sont inspirés d’une histoire vraie, cela fait bien. Moi, j’ai besoin de cette accroche au réel, la plus crue possible, pour après, créer un envol plus onirique. L’onirique est justifié si on se reconnaît dans ce monde-là. Mais, de manière plus diffuse, le spectacle parle aussi du problème actuel du rapport à la réalité, au concret des choses. C’est pour cela que j’avais envie d’une dimension documentaire. Un personnage au début du spectacle explique que rien n’est réel ou plutôt que « tout ce qui peut être imaginé est réel », comme disait Picasso. A travers le style de jeu, l’agencement des séquences, l’atmosphère, et l’énergie de la création, on comprend qu’un matériau brut a été utilisé. Cette fable onirique doit transpirer le vécu.

AT : Qu’en est-il de l’onirisme ? Est-il créé à partir de votre univers ?

FM : J’ai pensé que le dernier espace de liberté était l’imaginaire et j’ai pris des éléments dont Bastian parle, des images de son enfance par exemple, pour lui créer un monde imaginaire qui d’un point de vue documentaire n’était pas le sien.

AT : Vous postulez donc que le théâtre va mener «ailleurs». Le travail s’écarte de la dimension documentaire, il ne fait pas que montrer. Il crée autre chose.

FM : Le spectacle est conçu en trois parties et va du plus cru au plus onirique. On entre dans une folie, une perte de contact avec la réalité quand Bastian part dans l’école pour buter tout le monde. On fait du théâtre – et non un documentaire – pour pouvoir raconter une histoire et associer l’idée de conte. On va chercher le réel, et pas forcément le réalisme. On enlève tout artifice pour ne garder que la substance “vérité”. Je ne veux pas que les comédiens “jouent à faire” du théâtre. Je travaille avec les comédiens dans l’idée qu’ils désapprennent ce qu’ils ont appris à l’école. L’artifice ne m’intéresse pas. Certes, tous les comédiens ont un micro mais cela est moins artificiel que de devoir parler sans micro pour être entendu au dernier rang du public. Bien sûr la voix métallique et amplifiée ou le câble sont artificiels mais je fais plutôt référence aux énergies. Mon souhait est que chacun se reconnaisse dans le spectacle, même à des degrés de lecture différents en fonction des générations, par exemple. Ce dont je me souviens de mes 17- 18 ans peut résonner avec les 18 ans de mes parents, les 18 ans de mes grands-parents et les 18 ans des jeunes d’aujourd’hui. Le spectacle ne cible pas spécifiquement les adolescents, ni leurs parents, il s’adresse à la part d’enfance qui s’est retranchée derrière notre cerveau, étouffée par les règles qui conditionne notre comportement adulte et responsable.

AT : Quelle place occupe le public dans votre démarche ?

FM : Il me paraît important que le public baigne dans l’atmosphère qu’on lui propose. Il doit être englobé dans ces images car la perception en fonction de l’âge est un fondement du spectacle. Il s’agit d’un « espace mental ». C’est un terme souvent utilisé. Je ne sais pas ce que le terme « espace mental » signifie pour les autres créateurs, mais à mon sens il implique que tout le plateau ne renvoie pas à ce qu’il y a physiquement dans la tête de ces deux personnages mais plutôt que ce qu’on entend et ce qu’on voit renvoie à leur perception de la situation. Par exemple, si ces personnages entendent un coup frappé sur une table dix fois plus fort, il faut que le public l’entende dix fois plus fort.

Lien vers le dossier du spectacle

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