Le théâtre d'objet


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LE PARTI PRIS DES CHOSES

Article issu sur site lintermede.com

DANS UN PAYSAGE MARIONNETTIQUE qui ne cesse de s'élargir et de se diversifier, le Théâtre d'objet se ménage une place de plus en plus grande, en rupture avec l'image traditionnelle de la Marionnette. L'appellation Théâtre d’objet a perdu un peu de sa cohérence, étant désormais appliquée à des formes très diverses, mais correspond au départ à certains principes bien spécifiques. Revenir sur ces principes est l'occasion d'aborder une forme théâtrale et/ou marionnettique encore trop méconnue.


Par Justine Duval


POUR TOUT REMETTRE A PLAT, Isabelle Bertola, directrice du Théâtre de la Marionnette à Paris, propose de se tourner vers ceux qui sont à l'origine du Théâtre d'objet – à la fois à l'origine du terme et de la pratique : le Théâtre de cuisine de Christian Carrignon et Katy Deville, mais aussi le Théâtre Manarf de Jacques Templeraud et le Vélo Théâtre de Charlot Lemoine et Tania Castaing. Ces trois compagnies ont inventé, ensemble, le Théâtre d'objet : à la fin des années 1970 pour ce qui est de l'esthétique, le 2 mars 1980, très précisément, pour l'appellation.

POUR JEAN-LUC MATTEOLI, chercheur qui a travaillé sur l'objet au théâtre, cette naissance s'est faite dans et contre l'invasion des objets de la société de consommation. Elle a eu lieu, pour Christian Carrignon, dans le contexte d'une Europe envahie par les objets made in China. Il s'agissait pour les artistes de lutter contre la tyrannie de cette vague montante d'objets, selon l'expression de Roland Schön - autre artiste français de Théâtre d'objet. Cela passe par un art "pauvre" : face à la profusion à outrance, choisir d'enchanter le monde avec "rien" ou du moins pas grand-chose, comme l'explique Christian Carrignon. En parallèle de l'excès, le Théâtre d'objet combat l'obsolescence de plus en plus rapide des marchandises, très vite mises au rebut. Il entreprend donc de donner une seconde vie à ces objets manufacturés produits en masse et délaissés par les consommateurs. Il les fait sortir de leur logique utilitaire pour les faire entrer dans une logique poétique où leur pouvoir d'évocation se déploie. Par exemple, si on ne prête plus attention à sa fonction, un capuchon de stylo rouge récupéré par terre peut devenir, par association d'idées, un Petit Chaperon Rouge. C'est autant la couleur que la proximité consonantique et sémantique entre capuchon et chaperon qui déploie ici tout un champ d'évocations. Le Théâtre d'objet s'empare ainsi des objets quotidiens, "trop usés par le regard", selon les mots de Christian Carrignon : des objets que l'on ne "voit" plus à force de les voir. En les détournant de leur rôle habituel, en les rendant à l'inutile, il cherche à les faire "voir" à nouveau et autrement.



Quotidien

A L'ORIGINE, le choix de l'objet manufacturé ou quotidien est donc politique – à rebours de la société de consommation – mais il va bien au-delà. Tout droit extrait du réel, ce type d'objet est porteur d'une mémoire collective et personnelle très forte. Il en est chargé d'emblée. Il va ainsi évoquer des souvenirs personnels (un Ken rappellera les séances interminable où l'on jouait à la Barbie, le moulin à café à l'ancienne, l'odeur du café fraichement moulu chez la grand-mère, etc.) ou convoquer des éléments partagés par tous : une publicité connue, une période historique déterminée ou encore une connotation ancrée dans l'inconscient collectif. Parce qu'il est reconnaissable par tout le monde, l'objet parle de nous. Christian Carrignon évoque quelque chose d'intime, un sentiment de familiarité attendrissant. Même si l'objet a été reproduit à des millions d'exemplaires, il parle "à nous" et de nous.

MÊME S'IL EST CENTRAL, qui dit objet ne signifie pas nécessairement Théâtre d'objet, comme le souligne Isabelle Bertola. De même qu'aujourd'hui l'on peut, paradoxalement, faire du Théâtre d’objet sans objet, par exemple en manipulant de la matière. C'est ce que propose Simon Moers, jeune artiste belge issu de l'Ecole Supérieure Nationale des Arts de la Marionnette à Charleville, avec Sous la neige qui tombe (2010). Dans ce spectacle court où il met en scène un conte chinois, il manipule des bocaux, certes, mais surtout des grains : du sable et de la semoule. Après avoir déversé sur la table un monticule de grains de semoule, Simon Moers s'empare de l'un d’entre eux, qui représente l'empereur Qin Shi Huangdi - ce moment du spectacle est visible en captation sur le site du Portail des Arts de la Marionnette. Il fera ensuite exister, grâce au travail de la matière et à son interprétation, la muraille de Chine - une trainée sinueuse de sable -, les hommes que l'empereur y fait emmurer - une trainée de semoule sur la trainée de sable, rapidement ensevelie - ainsi que Meng, l'épouse de l'un de ces hommes - deux des doigts du manipulateur couverts de poudre rouge. Pas ou peu d'objets. Et pourtant...



Brut

TOUT D'ABORD, la matière manipulée est utilisée sous un aspect brut, fidèle au principe du Théâtre d'objet où, la plupart du temps, l'objet n’est pas retravaillé. Il est en quelque sorte un ready made, n'étant pas spécifiquement élaboré pour le spectacle. Il lui préexiste et y est réemployé sous sa forme originelle. Une petite voiture, un cachet d'aspirine, une tasse en porcelaine ou même un chalet suisse miniature : quel qu'il soit, il est reconnaissable en tant qu'objet du réel. Toutes les formes de théâtre qui utilisent des objets mais les assemblent pour former des figures autres sont plus proches de la marionnette. Didier Plassard, un chercheur qui a notamment travaillé sur les Arts de la Marionnette, l'explique dans une interview accordée à la revue en ligne Agôn : "Ce qui caractérise le Théâtre d'objet, c'est le refus de la figure sculptée […] de l'effigie préparée en vue du spectacle." On peut aller plus loin et dire que le Théâtre d'objet se refuse à l’anthropomorphisme. "Moins de personnification et plus d'abstraction", proclame Christian Carrignon, principe que le Théâtre d'objet employant de la matière pousse au plus loin. Quoi de moins humain qu'un grain de semoule ?

C'EST CETTE MÊME MATIÈRE BRUT que l'artiste italo-hongrois Gyula Molnàr utilise dans Petits suicides (1984), plus exactement dans la première partie "ALKA-SELTZER". Dans cette tragédie effervescente, l'artiste met en scène plusieurs bonbons et un médicament - un cachet d'Alka-Seltzer, évidemment. Très vite, grâce au jeu, on visualise un groupe d'enfants. L'un d'entre eux, différent et rejeté par le groupe, finit par se suicider – le comprimé "escalade" un verre d'eau, se jette dedans et s'y dissout.



Suggérer


DANS LE THÉÂTRE D'OBJET, il s’agit bien de suggestion ou d'évocation : l'objet ou la matière y adoptent un fonctionnement métaphorique - ou métonymique, selon les cas. Une large place est laissée à l'imagination du spectateur, sollicitée a priori plus fortement que devant un acteur ou une marionnette. La plupart du temps, l'objet ne représente pas, il signifie : Christian Carrignon, dans un article de la même revue Agôn, parle de l'objet comme d'un signe qui fait langage poétique. Isabelle Bertola ne dit pas autre chose : tout le théâtre de marionnette s'appuie sur des signes, mais le Théâtre d'objet particulièrement.

POUR FAIRE FONCTIONNER ce système de signes et d'évocation, il faut avant tout instaurer des codes. Isabelle Bertola, toujours, évoque à ce propos Catalogue de voyage (1981), un spectacle de Christian Carrignon qui contient notamment une scène d'escalade. Carrignon porte dans le spectacle originel un sac à dos de randonnée et des chaussures de marche. Ceux-ci indiquent d'emblée au spectateur le contexte "randonnée" qui va donner un sens et un rôle aux objets manipulés : "[Christian Carrignon] donne des codes et avec ces codes on se construit une histoire, même si on ne la voit pas vraiment, elle est suggérée […] il lui donne un contexte, positionne un certain nombre de signes qui vont nous permettre de nous repérer, de savoir où on est." Simon Moers procède de façon identique dans Sous la neige qui tombe : lorsque la lumière éclaire un homme portant une veste chinoise noire et ayant devant lui, sur la table, une série de bocaux à l'aspect sinisant, la dimension asiatique de l'histoire est tout de suite donnée. L'artiste explique d'ailleurs que la majeure partie de ce spectacle consiste à installer des codes afin que les matières fassent sens pour le spectateur. Ainsi, lorsqu'il déverse du sable en ligne sinueuse devant lui, on se retrouve "au pied d’une muraille alors qu'on est autour d'une table" (Isabelle Bertola). Du théâtre sans illusion.

MAIS LE THÉÂTRE D'OBJET n'est pas pour autant un théâtre d'illusion. On ne demande pas au spectateur de croire, il lui suffit de saisir les codes et d'être complice, de faire semblant d'y croire. Quand il y a illusion, celle-ci est intermittente et cohabite avec une parfaite lucidité du spectateur - c'est l'hypothèse de Jean-Luc Matteoli. On se laisse parfois prendre, il y a dans le spectacle de brefs moments où le spectateur "voit" uniquement la situation imaginaire, mais cela s’intègre toujours dans un va-et-vient avec le réel. Ce dont témoigne le travail de Simon Moers : à la fin de son spectacle, le spectateur doit visualiser, presque littéralement, le suicide de Meng sous les yeux de l'empereur, quand les doigts du manipulateur "tombent" dans le vide qui entoure la table sur laquelle se déroule le spectacle. Mais il est ensuite ramené à la réalité de la représentation, au sable, à la semoule et aux bocaux. En revenir sans cesse à l'objet réel est une donnée essentielle du Théâtre d'objet. L’interprète de Petits suicides va, par exemple, manger certains des bonbons-enfants, nous renvoyant à leur réalité concrète de bonbons-friandises.

DANS TOUS LES CAS, l'objet garde toujours ce que Christian Carrignon appelle "son poids de réel". Quel qu'il soit, il "résiste", ne disparaît pas : selon Jean-Luc Matteoli, les objets demeurent obstinément ce qu'ils sont. Même quand ils sont anthropomorphiques au départ (une figurine, une poupée, une Barbie), ils restent objets car ils ne sont pas manipulés pour donner une illusion de vie, comme c'est le cas dans le théâtre de marionnettes. Ils sont déplacés, manipulés mais ne sont pas animés à proprement parler. Le spectateur du Théâtre d'objet voit donc toujours deux choses en même temps : l'objet tel qu'il est en dehors du spectacle, qu'il reconnait, et ce qu'il prend en charge dans la fiction proposée. Il voit à la fois l’enfant qui se suicide et le cachet effervescent qui se dissout.



Espace(s)


POUR QUE L'OBJET RÉEL ait aussi une place dans la fiction, il faut le charger, comme l'explique Christian Carrignon. Sinon, il n'est que lui-même ou un accessoire. Charger l'objet signifie que l'objet prend en charge une partie du discours par l'intention que projette sur lui le comédien. C'est pour cela que le comédien est lui aussi un élément central du Théâtre d'objet. Contrairement à certains spectacles de marionnettes où le manipulateur peut "disparaître", le Théâtre d'objet affirme fortement la présence de l'interprète. Plus exactement, il joue d'allers-retours entre présence et effacement de celui-ci : tantôt il va déléguer à l'objet et s'effacer, tantôt il va s'imposer comme conteur ou comédien.

IL EST MANIPULATEUR, comme l'est un marionnettiste, mais sans effectuer de prouesses. Christian Carrignon raconte : "L'objecteur [terme employé à l’origine par Roland Schön] est un comédien qui a un rapport particulier aux objets mais qui n’accomplit aucun exploit technique." L'interprète se rapproche donc souvent d’un machiniste qui va déplacer ou agencer les objets et dont on voit ouvertement les gestes de manipulation. Dans ce cas là, l'objet est toujours perçu comme dépendant de l'interprète. Mais la manipulation peut aussi être moins visible : l'interprète s'efface alors derrière l'objet, dans un processus de délégation proche de la marionnette. Dans tous les cas, dans la mesure où il y a un travail du geste, le Théâtre d'objet est un art de manipulation. Mais il ne se limite pas à cela. L'interprète est aussi conteur. Même dans le Théâtre d'objet dépourvu de texte, il y a généralement un récit. Selon Christian Carrignon, "[L'objet] est toujours prêt à reprendre sa puissance d’évocation quand on le met en connexion avec [un] récit, verbal ou muet". Didier Plassard note néanmoins que c'est le plus souvent la parole qui entre en jeu : par son seul pouvoir l'objet peut devenir autre chose. Parce que cela est dit, les grains de sable deviennent muraille de Chine et les grains de semoule êtres humains, tout simplement.

ENFIN, dernière caractéristique de l’interprète du Théâtre d’objet : sans renoncer à déléguer ou raconter, il participe aussi à la représentation en tant que comédien. Il peut notamment incarner un personnage, qu'il va souvent "partager" avec l’objet : le personnage sera à la fois représenté par l'objet et incarné par le comédien (alternativement ou simultanément). Par exemple, Simon Moers, dans Sous la neige qui tombe, va incarner Meng par son jeu et sa voix alors qu'elle est en même temps prise en charge par ses doigts couverts de poudre rouge. Au-delà des personnages, le comédien peut incarner un/des espace(s). Le corps de Christian Carrignon, dans la scène d'escalade de Carnet de voyage, se transforme par exemple en montagne gravie par une figurine Big Jim. A la manière de l'objet, celui qui l'accompagne peut en fait tout incarner. L'objet et lui peuvent, par ailleurs, échanger leurs rôles en cours de spectacle ou en jouer plusieurs. Dans cette même scène, Christian Carrignon sera à la fois la montagne, le personnage escaladant celle-ci (représenté par ailleurs par le Big Jim) et le compagnon de cordée qui le précède.


Montage


L'INTERPRÈTE, impliqué en tant qu’acteur incarnant un/des personnage(s) ou un/des espace(s), au même titre que l'objet, permet de faire exploser la notion d'échelle. Parce que le spectacle ne se situe pas qu'au niveau des objets, il devient possible de multiplier les dimensions et de juxtaposer ou alterner différents plans et points de vue. On peut, sans rien modifier, changer d'échelle, de lieu, de moment. En ce sens, le Théâtre d'objet pousse le procédé du montage cinématographique à son paroxysme, dans la mesure où les différents plans et temporalités peuvent cohabiter en une seule et même image. Christian Carrignon aime à le raconter : "Quand au théâtre, j'ai voulu être en haut et en bas de la montagne, c'était facile, le cinéma m'avait tout raconté du montage, du champ, contre-champ, du passé après le présent, du plan large, du plan serré. Du collage ! Et des changements d'échelle instantanés qu'il produit. Sans me rendre compte qu'au cinéma, le comédien joue et ensuite le monteur monte. Dans notre théâtre à quat'sous, […] nous faisions tout en même temps, jeu, cadre, montage. Et c'était ça, ce régal de réinventer le cinéma au théâtre."


J.D.
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à Paris, le 31 octobre 2012

http://www.lintermede.com/theatre-objet-marionnettes-isabelle-bertola-paris-cuisine-manarf-analyse-critique-interview-piece.php

POUR ALLER PLUS LOIN :

Ubu roi, par le Nada théâtre (Ubu, adaptation pour deux comédiens, quelques fruits et beaucoup de légumes) : https://www.artsdelamarionnette.eu/evenement/ubu-adaptation-pour-deux-comediens-quelques-fruits-et-beaucoup-de-legumes-par-le-nada-theatre/

Le portail des arts de la marionnette : https://www.artsdelamarionnette.eu/

Festival mondial des arts de la marionnette de Charleville-Mézières : http://www.festival-marionnette.com/fr/

Fiche technique de Petits suicides : Petits suicides 1Petits suicides 1 (42.37 Ko)

Festival Marto (marionnettes et objets), à Paris : http://www.festivalmarto.com/