Epidaure envoyée spéciale

Plus de six mille spectateurs, lors de chacune des deux ultimes soirées d'août où les Bacchantes ont été représentées sous le ciel étoilé d'Argolide, voûte offerte en cadeau cosmique au metteur en scène franco-allemand Matthias Langhoff. Insigne honneur, de fait, que d'être convié à officier devant ces gradins de légende susceptibles d'accueillir 12 000 personnes gratifiées d'une acoustique unique au monde. Le phénomène d'Epidaure; voilà: cette magie universellement connue" oui, le plus infime froissement de papier, le plus minuscule filet de voix est audible jusqu'au dernier rang, de tout en haut, très haut. Chanceux Langhoff: tout s'est plutôt bien passé dans l'antique et gigantesque théâtre d'Asclepios, alias Esculape, alors que, dix jours plus tôt, sa production de l'avant-dernier et si singulier chef-d'oeuvre d'Euripide a suscité un scandale d'ampleur nationale lors de sa création en avant-première, à Salonique (lire ci-contre).

Le plateau de guingois voulu par Langhoff avait de la gueule sur l'«orchestra» rond, cette aire mythique de terre battue calcaire cerclée d'un anneau de plaques de marbre. Un décor conforme à la «manière» de ce «facteur Cheval» de la scénographie: peut-être plus sobre, moins encombré que de coutume (car les contraintes de poids dans ce lieu sont drastiques): architecture mentale une fois de plus déglinguée, avec lignes de fuite en oblique. L'espace concret, très physique, et dissonant ­ comme souvent chez celui qui fut l'enfant cadet du Berliner Ensemble ­ cette «construction» jouant du collage et du clin d'oeil à l'ex-Europe de l'Est aussi bien qu'à New York avec ses échelles sur le toit déglingué ­ ce mécano scénographique se révèle à base de bois, et de tôle, vaguement peinte ici et là de rose pâle, de bleu délavé. Avec déploiement de tapis fatigués, des praticables métalliques surmontés d'une immense affiche couleur azur, silhouette de vamp des sixties à l'appui, pin up géante occupée à mesurer son tour de taille, vendant-vantant une eau minérale imaginaire. Publicité ou, comme on disait, «réclame», barrée d'un slogan improbable au graphisme grec impeccable: «Un dieu terrible pour des hommes tranquilles», formule trouvée dans le texte d'un Euripide qui avait 70 ans quand il décida de quitter Athènes où les Comiques le moquaient pour la Macédoine, et se découvrit un lyrique amour de la nature, et de ces montagnes où Dionysos invitait ses fidèles à des pique-niques orgiaques.

Bataillon de femmes. A Epidaure, depuis les années soixante où la Callas sponsorisée par Onassis lança ce qui est devenu un festival théâtral rituel exclusivement consacré au répertoire antique grec, à Epidaure jusqu'à cette fin d'été 1997, les animaux étaient interdits de représentation (proscrits en raison d'une précieuse nappe phréatique sous «l'orchestra»). Langhoff a enfreint le tabou en éclairant d'entrée de jeu, derrière un de ses chers rideaux de plastique un cheval faisant songer à Klaus Grüber qui lui aussi monta les Bacchantes. En l'occurrence, l'animal est une jument qui est ici plantée devant un leurre de bénitier contenant son picotin, blanche et placide bête mastiquant tout du long, en obstiné silence, avant son apparition effective et efficace de monture chevauchée par le roi de Thèbes, Penthée.

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Déguisé en femme d'Asie (digne d'un tableau de Delacroix), le souverain supplie Dionysos de le laisser aller dans la montagne afin d'épier les danses et les transes d'un bataillon de femmes dont un messager a parlé si bien, et si explicitement: instant merveilleux où l'excellent acteur nommé Thodoris Gonis déboule du haut des gradins sous la forme d'un berger ébahi tenant dans ses bras un mouton blanc à la face noire, et aux pattes tachetées. Voilà pour l'autre bestiole de ce casting où huit actrices habitées, toutes excellentes, se constituent en un personnage collectif, soit le Choeur, non plus une entité indifférenciée faisant une concession à la forme de la tragédie, non point plaquées comme par exemple dans Médée mais extraordinairement «existantes», une en rouge, l'autre en rose, une autre encore toute bariolée prononçant soit formidablement ensemble, soit à tour de rôle de leurs voix de femmes ayant à dire, et disant sur tous les tons de la gravité, des choses à l'humanité, en cette fin de siècle. Ainsi que les écrivit Euripide, poète ici quasi symboliste qui, sur le tard de sa vie, considérait une époque révolue, les violences de la guerre, les turpitudes des politiques, plus la sujétion et les souffrances imposées aux femmes par les hommes.

Carcasses. Les Bacchantes se révèlent ici chacune identifiables: des travailleuses, des brodeuses accroupies autour d'une immense toile jaune comme un soleil, pareilles en attitude aux femmes de pêcheurs ravaudant le possible. Bacchantes dansant en une énergie des tréfonds sur les rythmes d'un sextuor émérite de percussionnistes africanisant, ouvrières d'un bonheur à définir, ouvrant grand les yeux sur les joies prétendues de la vengeance, prêtes à la folie sanguinaire pour en finir avec un souverain qui a perdu le nord, et dont l'indignation est suspecte puisqu'elles le fascinent.

Face à Dionysos, Menas Hatzessavas, grand acteur grec ici le visage criblé de tâches brunes façon Kaposi, au début tout nu puis à la fin cornu, Penthée (Nikos Karathanos) a l'air d'un Casanova déboussolé courant à sa perte. Agave sa mère reviendra des cimes, en brandissant sa tête: irruption finale, et spectaculairement forte, de la française Evelyne Didi qui a appris le grec pour tenir le rôle impossible et splendide d'Agave qui, en compagnie des Bacchantes de Thèbes, a démantelé les membres de Penthée. Elle réalise, poussant le fameux cri, que ce n'est pas le crâne d'un lion, qu'elle rapporte en butin mais bien celui de son fils, dont bientôt elle va reconstruire la silhouette en mettant ensemble bouts de jambes et bouts de bras sanguinolents. Comme défilent, sanguinolentes, au fil d'un tourniquet, presque tout du long de ce spectacle jugé gore par certains Grecs, des carcasses de vaches, folles sûrement" Où l'on pense aux animaux écorchés de Soutine. Langhoff s'inspire souvent des peintres. Ici Dionysos perché pète des bulles de savon, ici Cadmus l'aïeul du roi (Andreas Tsakonas), infirme éternel, éclopé du ciel, démoli de la vie, maudit du quart monde, semble surgir d'une toile d'Otto Dix, d'un Berlin d'après la guerre de 14. C'était hier.