PIXEL, Mourad Merzouki / Adrien Mondot / Claire Bardainne
Le 16/12/2014 à 20:30
La première expérience de Mourad Merzouki mêlant hip hop et vidéo interactive. Une expérience dense de nouveaux espaces, de nouvelles matières numériques vivantes, mouvantes, en dialogue avec les corps.
Nous sommes confrontés sans cesse à l’image, la vidéo, le numérique. Les écrans nous entourent et il n’y a qu’à traverser les grandes capitales de certains pays du monde pour imaginer ce que sera la ville de demain : une forte exposition à l’image qui aujourd’hui fait partie de notre quotidien.
Le projet « Pixel » est né d’une première rencontre avec Adrien Mondot et Claire Bardainne et de la fascination que cela m’a procuré ; j’ai eu la sensation de ne plus savoir distinguer la réalité du monde virtuel et eu très vite l’envie de tester un nouveau rapprochement en exploitant ces nouvelles technologies avec et pour la danse.
Cette première expérimentation entre la danse et la vidéo interactive a été vertigineuse pour les interprètes participant au projet. Avec la même curiosité et l’esprit d’ouverture qui m’anime, je me confronte pour cette nouvelle aventure à cet univers impalpable qu’est la projection lumineuse développée par la Compagnie Adrien M / Claire B. Le défi de faire dialoguer ces deux mondes, tout comme celui de trouver le subtil équilibre entre les deux pratiques afin que danse et ces représentations immatérielles se répondent sans que l’une ne prenne le dessus sur l’autre, me déstabilisent une nouvelle fois dans ma manière d’appréhender le mouvement. Je poursuis cette quête du mouvement, que je développe et remets sur le métier à chacune de mes créations, avec de nouvelles contraintes et de nouveaux partenaires de jeu.
« Mourad a su s’immerger dans nos univers graphiques abstraits avec une immense facilité, qu’il a ensuite transmis naturellement aux interprètes. Il nous a inspiré des formes et des mouvements numériques nouveaux, nous confortant dans cet axe de recherche qui nous est cher : l’invention d’un langage numérique vivant se faisant par l’intuition du corps », témoignent Adrien Mondot et Claire Bardainne. Comment le danseur évolue t-il dans un espace fait d’illusion, sur un plateau en trois dimensions, la vidéo pouvant tour à tour accompagner son mouvement tout comme l’entraver ?
Ces nouveaux chemins de découverte me permettent de travailler sur cette extension du réel et de me confronter à un univers impalpable : étrangeté pour un chorégraphe qui se nourrit de corps et de matière. Habiter la danse dans un espace où le corps n’est confronté qu’à des rêves, faire évoluer le geste dans les paysages mouvants créés par Adrien et Claire, qu’ils décrivent ainsi :
« Notre rapport à l’image est celui du trompe l’oeil. Nous cherchons à transformer la perception, à brouiller les pistes du vrai et du faux, à franchir les frontières quotidiennes du réel, et faire apparaître des choses qui ne sont pas « possibles » : changer à la volée les propriétés de la matière, inverser la gravité, donner la sensation d’un volume uniquement avec des projections plates.
Et c’est également la recherche que mène le danseur, dans le hip-hop notamment avec son corps : des bras qui bougent comme s’ils étaient liquides, ou au contraire automatisés, des ralentissements et des accélérations, des effets de marche arrière. »
Nous souhaitons ouvrir la voie d’une conversation entre le monde de synthèse de la projection numérique et le réel du corps du danseur.
Nous nous immergeons chacun dans un espace qui nous est étranger de manière ludique, dans le partage, en nous appuyant sur la virtuosité et l’énergie du hip-hop, mêlé de poésie et de rêve, pour créer un spectacle à la croisée des arts.
Mourad Merzouki
Lien vers la captation intégrale du spectacle sur Arte.tv
CRITIQUES :
* LE MONDE, 26 novembre 2014
Mourad Merzouki glisse des pixels dans son hip-hop
Béat, baba. Plaisir direct, émerveillement sans condition. C’est l’effet Pixel, spectacle imaginé par le chorégraphe hip-hop Mourad Merzouki en complicité avec les deux artistes numériques Adrien Mondot et Claire Bardainne. Quelque chose d’un kidnapping émotionnel sans autre issue que l’abandon.
L’impact de Pixel tient d’abord à ce petit point magique démultiplié par milliers sur un tulle transparent. Plein les mirettes de bulles, de gouttes, de flocons, de grains de riz et que sais-je encore ! Les mots manquent pour saisir au vol les apparitions qui tapissent et retapissent le plateau, soulèvent des montagnes et déferlent comme une vague de fond avant de s’écraser en bain moussant. Comme il existe des centaines de termes en norvégien pour dire les nuances de la neige et de la glace, il faudrait ici inventer des expressions neuves pour identifier la pluie, la tempête, la vapeur… La métamorphose des pixels et leur manipulation par logiciels interposés font surgir par surprise une profusion de matières différentes, de situations imaginaires et autant de sensations originales pour celui qui les contemple.
Avec « Pixel », le chorégraphe Mourad Merzouki confronte des danseurs de hip-hop virtuoses à l’univers visuel de deux surdoués du numérique, Adrien Mondot et Claire Bardainne. Au-delà de la prouesse (technique et artistique), un spectacle profond qui ouvre de vertigineuses perspectives.
« Pixel » | © Gilles Aguilar
Impressionnants ce monde et cette ferveur à la Maison des arts de Créteil ! Le festival Kalypso, véritable vitrine de la création chorégraphique contemporaine, bat son plein. Du 12 au 30 novembre, le festival accueille une vingtaine de compagnies dans plusieurs lieux franciliens et réunit un large public autour de nombreuses rencontres, ateliers, master class, battle, et même un marathon de la danse.
Mourad Merzouki, son directeur, l’a voulu populaire et exigeant. C’est réussi. Cela n’empêche pas cette grande figure du hip-hop au succès international d’être là où on ne l’attend pas, car celui-ci aime faire se rencontrer des univers artistiques différents. Fasciné par la projection lumineuse développée par la Cie A.M.C.B., il a justement souhaité tester un rapport original entre la danse et les nouvelles technologies. Il a donc conçu Pixel, avec Adrien Mondot et Claire Bardainne, inventeurs d’un langage numérique vivant se faisant par l’intuition du corps.
Mer de pixels
Des bougies sur la scène ! Même si elles sont téléguidées, voilà qui n’est pas commun en préambule du spectacle. Petit pied de nez pour commencer et bel effet d’illusion. Cela n’est qu’un début… L’essentiel de Pixel repose sur la performance des interprètes qui jouent avec virtuosité des pieds et des mains (de tout, en fait !), ainsi que sur la magie des projections numériques. C’est un ballet pour dix danseurs-acrobates et des milliers de points. Sur scène, des êtres de chair et de sang plongés dans un univers en trompe-l’œil tentent d’apprivoiser ces drôles de pixels de plus en plus envahissants. Vont-ils finir noyés ? Emportés vers l’infini et au-delà ?
Tempête de neige numérique, sol qui se dérobe, gravité inversée, murs qui se déforment, espace qui se resserre ou se dilate… Tantôt ludique, tantôt anxiogène, le spectacle, forcément visuel, ne manque pas de profondeur. En ouvrant les yeux sur les pièges du « tout numérique », Pixel traite d’un phénomène de société qui nous concerne tous : notre rapport au réel dans un monde de plus en plus virtuel.
Si les danseurs jouent beaucoup avec les éléments de synthèse, sans en être prisonniers, ils se transforment au fur et à mesure. D’abord liquide, puis aérienne, la chorégraphie devient plus mécanique. Mourad Merzouki continue de renouveler le genre dans lequel il excelle, enrichissant son style énergique sans jamais caresser dans le sens du poil, faisant se succéder scènes de groupe très réussies et solos virtuoses : « Ces pixels me rappellent notre société, explique-t-il. Leur mouvement de masse, qui isole parfois des électrons libres ou qui les lie entre eux, est un beau symbole ».
Sur la remarquable bande-son, le chorégraphe et ses acolytes font évoluer les interprètes dans cette mer de pixels avec une parfaite maîtrise du plateau et de la technique. Certaines séquences sont enregistrées. D’autres sont réalisées en direct. Finies les traditionnelles poursuites ! C’est grâce à une palette qu’Adrien Mondot et Claire Bardainne suivent les déplacements des danseurs, accompagnant, voire entravant, leurs mouvements. Au sein de leur atelier de création, ils mettent au point, depuis 2004, leurs propres outils informatiques, adaptés à leur recherche : l’humain et le corps au cœur des enjeux technologiques et artistiques. Et plusieurs résidences de création au centre chorégraphique national de Créteil ont permis de finaliser ce projet spécifique.
Plein les mirettes
Avec ces interprètes qui habitent l’espace en trois dimensions, mais dont le corps est confronté à des rêves, nous voilà donc projetés dans un monde de tous les possibles. C’est « orgassismique », car une fois qu’on a accepté la perte de nos repères, on peut se laisser aller à de nouvelles sensations. Grâce à ces paysages mouvants et ces artistes gonflés d’énergie, mais aussi à cause de cette relation toute particulière entre chorégraphie et vidéo interactive expérimentée ici.
Envolée la grâce de vrais flocons qui flottent dans les airs, abandonnée la fraîcheur de gouttes de pluie, rejetée aux oubliettes l’intensité de constellations imaginaires… Ici, c’est une tout autre poésie à l’œuvre. Pourtant, ces danseurs et circassiens – vraiment exceptionnels – illuminent littéralement le plateau. C’est en cela que Pixel fascine. Par la force du charnel qui éclipse finalement le virtuel. Mais quoi de plus logique pour ces artistes qui ont inventé un numérique sensible au service du spectacle vivant ? Quoi de plus normal pour un chorégraphe qui se nourrit de corps et de matière ? ¶
Léna Martinelli