ELLE BRULE, Caroline Guiela Nguyen / Mariette Navarro
Le 02/12/2014 à 20:30
Qui a lu Madame Bovary sait ce que brûler intérieurement veut dire. Chez Flaubert, la passion d’Emma, femme qui rêve et désire absolument ce que la vie de province et le médiocre mariage ne pourront jamais lui offrir, s’achève dans l’incendie d’un suicide à l’arsenic. C’est à ce feu troublant qui consume régulièrement les colonnes des journaux que la jeune metteure en scène Caroline Guiela Nguyen et Mariette Navarro, l’auteure du texte, sont allées puiser pour cette création largement saluée par la critique.
Laissant derrière elle un dix-neuvième siècle dans lequel les faits divers de notre nouveau siècle ne se seraient pas reconnus, cette création née d’un long travail collectif au plateau retrace, de tableaux en tableaux, le trajet souterrain d’une vie qui s’achève en drame contemporain.
Les premières images du spectacle, intérieur modeste, famille aimante, mari menant l’enfant à l’école, ne laissent pas immédiatement deviner aussi funeste issue. Mais il suffira de retrouver Emma seule face à son miroir pour comprendre que la fêlure est là. On sait que les tourments les plus profonds empruntent des chemins souterrains et que leur silence n’a d’égal que la violence de leur révélation.
Sous la quotidienneté, parfois étonnamment drôle, d’une vie qui pourrait presque ressembler à la nôtre, de glissements en glissements, de troubles en crises, la figure d’une femme se dessine, dont la part d’ombre finira bientôt par l’emporter. Une question demeure, sourde et insistante : comment est-il possible que de tels mensonges, amants, dettes, vies parallèles restent invisibles aux yeux de ceux qui partagent un même lit, une même vie ? Comment peut-on vivre aux côtés d’une personne que l’on aime sans voir qu’elle est désespérée ? Il semblerait que le mensonge ait besoin de complices, et qu’il est plus facile de détourner le regard que d’affronter la vérité.
RESSOURCES :
* Le dossier du spectacle : elle-brule-ok-1.pdf (2.29 Mo)
* Lien vers une vidéo sur Viméo : présentation du spectacle par la metteure en scène
* lien vers la bande-annonce du spectacle sur Viméo
* Lien vers le blog de Mariette Navarro, qui retrace le processus de création du spectacle, et comporte des extraits du texte
CRITIQUES :
* La critique de JP Thibaudat dans Rue 89 Balagan :
Scène de « Elle brûle » (Elisabeth Carecchio)
Quand on sort du spectacle « Elle brûle », on est comme carbonisé. Par une femme. Devant nous elle a avalé de l’eau de Javel, s’est tordue de douleur, s’est recroquevillée comme une bête devant ses proches venus un à un, spectateurs comme nous de sa lente agonie. Cette femme c’est Emma, un personnage. Cette femme, c’est Boutaïna El Fekkak, une actrice.
L’agonie feinte cerne ses vrais yeux
Emma est mariée à Charles, un médecin de province tout à son boulot. Emma est en manque de vivre et surtout d’amour, de regard aimant, alors elle comble le trou de sa vie en faisant des dettes (achats compulsifs), en prenant amant et en s’inventant un boulot. Quand le château de cartes s’écroule (saisie, amant patri ailleurs, emploi factice), elle s’écroule aussi en s’empoisonnant. On aura reconnu là la trame de « Madame Bovary » qui sert de canevas de base au spectacle.
Une trame sans plus, aucunement une adaptation ou une actualisation. Un point de jonction cependant : Flaubert en écrivant les pages de l’agonie d’Emma raconte avoir été très mal dans sa peau et quand l’actrice vient saluer, au milieu de ses camarades plus enjoués et satisfaits des applaudissements nourris, elle a du mal à quitter ce qu’elle vient d’éprouver dans son corps : l’agonie feinte cerne ses vrais yeux.
Grandeur du théâtre où le chemin de l’émotion passe par l’artifice, où, insiste « Elle brûle », le bizarre, le pas de côté, disent mieux les abîmes de la vie ordinaire que le la réitération du banal.
Dans le programme distribué aux spectateurs, Caroline Guiela Nguyen qui signe la mise en scène se dit nourrie de cinéma. Elle nous donne à lire un entretien avec Mike Leigh, (le réalisateur de « Another day ») où le cinéaste déclare :
« Nous sommes des êtres humains, nous avons un pouvoir de fascination illimité et une passion naturelle qui nous poussent à observer la vie et à la célébrer ».
L’acteur fauteur de trouble
Au cinéma, quand Abdellatif Kechiche filme de près le visage aux yeux clos et aux lèvres entrouvertes d’Adèle-Adèle Exarchopoulos, quand les frères Dardenne (l’une des références majeures de Caroline Guiela Nguyen) dans « Rosetta » filment le pas déterminé d’Emilie Dequenne, c’est bien de cela qu’il s’agit : la caméra observe et le faisant amoureusement, elle célèbre. L’observation fait partie du processus de création
Au théâtre, tout est faux, factice, composé, sauf le corps des acteurs, leur présence charnelle, leur voix. L’acteur, toujours double est un fauteur de trouble. Pour certains metteurs en scène c’est là un terrain d’observation et de fascination inépuisable. C’est le cas de la compagnie les hommes approximatifs fondée par Caroline Guiela Nguyen (ex élève en mise en scène à l’école du Théâtre National de Strasbourg) et implantée en région Rhône-Alpes (« Elle brûle » a été créé à la Comédie de Valence).
Pour cette compagnie, la création passe par un processus de travail particulier en plusieurs étapes visant donc à « observer la vie et à la célébrer » :
- A partir d’un canevas (voir plus haut) élaboration d’une scénographie (Alice Duchange) et avec la plume de Mariette Navarro, création un ensemble de parcours biographiques de personnages très précis.
- Dans le décor et à partir de ces biographies, les comédiens improvisent (tout est filmé, un peu comme un carnet de notes et un aide mémoire)
- Le spectacle se construit par sédimentation (gestes, mots, rythme) sans pour autant se figer dans une pièce définitive, d’autant que le travail peut être régulièrement relancé par une série d’apports successifs (bouts de textes par exemple), subsiste une part d’aléatoire.
Tant est si bien que le spectacle est triplement signé : « mise en scène » (Caroline Guiela Nguyen), « écriture au plateau » (Les hommes approximatifs) et « textes » (Mariette Navarro). Regrettons tout de même que les identités des acteurs en fonction de leur rôle ne soit pas mentionnées dans le programme ce qui est pour le moins contradictoire avec la démarche de la compagnie.
Seule contre tous
L’enjeu de ce cheminement est une vibration, un tremblement du présent de la représentation.
Dans « Elle brûle », c’est le cas magnifiquement avec Emma. Le personnage, introverti, peu disert, fuyant, va progressivement s’enfoncer sans que son entourage s’en aperçoive. Emma n’est pas en phase avec la vie de famille et sa théâtralité codée. Ses proches la voient mais ne la regardent pas. Elle fait des efforts mais,enfermée en elle-même et enfermée dans cette maison dont elle ne sort pas ; peu à peu elle coule (s’invente un travail fictif, emprunte de l’argent, etc.)
Les autres personnages de la famille ou alentour, sont plus monolithiques. L’acteur qui interprète Charles est formidable d’inventivité, de réactivité. On pressent que son apport dans les improvisations a été considérable. Les scènes de petit déjeuner avec sa fille sont pleines de vivacité, débordent de répliques qui font mouche, de tac au tac comme au théâtre de boulevard.
Au fil des représentations le rouleau compresseur du jeu théâtral à l’écoute des réactions du public, peut prendre le dessus. Un danger corrigé par la présence récurrente de personnages en rupture avec le réel qui contribuent à l’étrangeté qui peu à peu s’installe, climat tenace hélas souligné par un onirisme un peu balourd (gros bébé fantôme).
Le spectacle tient sa force et sa limite dans ce double jeu : d’un côté le théâtre de famille extérieur avec son paraître rituel, de l’autre le théâtre intérieur d’Emma, femme empêchée, niée, en manque d’amour Avec ce paradoxe : Emma, celle qui joue (feint) le plus est celle qui semble jouer le moins.
Scènes denses, ces moments où Emma se retrouve seule et, précipitant sa chute, ces scènes de collusion quand elle est acculée (ses mensonges étalés) et comme à côté d’elle-même. Son théâtre c’est pour elle seule qu’elle peut le jouer, être une autre. Quand Emma meurt, elle emporte son théâtre avec elle. La pièce est finie.