LES PARTICULES ELEMENTAIRES, m.e.s. Julien Gosselin
Le 13/01/2015 à 19:00
Certains textes tiennent à la fois du diagnostic et du symptôme : ils expriment autant qu'ils décrivent. Publié en 1998, Les Particules élémentaires est de ceux-là. Ses héros, Michel et Bruno, sont tous deux nés dans le premier tiers des Trente glorieuses. Adolescents avant mai 68, ils entrent dans l'âge adulte alors que survient la crise dont la France n'est jamais sortie depuis. Demi-frères de même mère, sont-ils comme les deux moitiés d'une humanité qui ne parvient pas à réconcilier ses aspirations contradictoires ? Le premier est chercheur en génétique. Le second, après avoir passé une agrégation de lettres modernes, enseigne dans le secondaire, essaie vaguement d'écrire, y renonce assez vite. Tous deux ont un sérieux problème avec l'amour, mais pour des raisons strictement contraires : Bruno incarne son côté «je t'aime», Michel son côté «moi non plus». L'un ne cesse de le demander, l'autre de ne savoir y répondre. Car le désir selon Houellebecq n'a que deux faces également solitaires, que noue le lien du malentendu. Pour Michel le scientifique, l'amour est une fleur qu'il lui suffirait de cueillir. Annabelle, la plus belle fille du lycée, ne cache pas ses sentiments pour lui. Mais lui seul semble ne pas les reconnaître, comme si, à force de sciences de la vie, la vie même lui avait échappé. Pour Bruno le littéraire, c'est l'inverse. L'amour ne lui est pas donné, et il n'est pas trop doué pour. Mais son besoin d'être aimé est irrépressible, et en ces années où Gainsbourg chante que «l'amour physique est sans issue», il se lance frénétiquement à sa recherche avant de rencontrer en Christiane, un soir dans un jacuzzi, la complice tant attendue de ses obsessions. Les trajectoires de leurs deux vies – deux façons d'être enfermés dans l'individualisme du XXe siècle finissant – sont étudiées de bout en bout, psychologiquement, sociologiquement, historiquement, dès avant leur naissance et jusqu'à leurs conclusions respectives : tandis qu'Annabelle et Christiane se suicident, Bruno finit dans un asile et Michel disparaît dans la mer, à l'extrême pointe de l'Occident, en laissant derrière lui des manuscrits qui bouleverseront la face du monde...
No future ? à lire Les Particules élémentaires, le présent semble lui aussi assez mal en point. Et pourtant, l'existence morne des personnages du roman est grosse à leur insu d'une postérité inimaginable. Le réalisme houellebecquien paraît se conjuguer au plus-qu'imparfait du dépressif. Il s'avère en fait être encadré par, et considéré depuis, un tout autre temps : celui (pour paraphraser Villon) des frères post-humains qui après nous vivront. Déchiffrée par notre descendance mutante du haut de son avenir de science-fiction, la franche satire du malaise contemporain voit son amertume féroce doublée d'une secrète compassion.
Quinze ans après la parution des Particules élémentaires, le regard porté par le romancier sur le dernier demi-siècle n'a rien perdu de son acuité. Mais depuis, une nouvelle génération est entrée en scène. Il est passionnant de voir comment Julien Gosselin – qui n'a pas trente ans – et ses dix camarades donnent corps à la mélancolie sardonique des analyses de Houellebecq et à la multiplicité de ses registres d'écriture. Leur spectacle, qui fut l'une des grandes réussites du Festival d'Avignon 2013, a tourné dans toute la France.
* A VOIR :
- Sur le site Theatre-video. net, la captation intégrale d'une table ronde "Focus sur Michel Houellebecq" au théâtre Le Phénix de Valenciennes, en présence de Julien Gosselin, metteur en scène des Particules élémentaires : cliquer sur ce lien
* A LIRE :
- UN ARTICLE DE TELERAMA.FR (novembre 2014)
Acteur chez Benoît Delépine et Gustave Kervern (Near Death Experience), parolier pour Jean-Louis Aubert : Michel Houellebecq fait la une des médias ce mois-ci. Une vraie rock star. Et voilà que plus de quinze ans après la sortie des Particules élémentaires, un jeune metteur en scène de 27 ans, Julien Gosselin, tout juste sorti de l'Ecole de théâtre du Nord, adapte ce roman au théâtre. Ce livre, déjà culte, avait divisé à sa sortie en 1998. La vision crépusculaire de notre humanité finissante à travers l'histoire de deux demi-frères abandonnés par leurs parents soixante-huitards, accrochés comme des huîtres à leur liberté sexuelle et hédoniste, n'avait rien pour nous réjouir. Le premier, Michel, né en 1956, devenu chercheur en biologie moléculaire, privé de tout désir, est incapable d'aimer. Le second, Bruno, de deux ans son cadet, professeur en lycée, éternel obsédé sexuel, est solitaire et humilié. Traversant les années 80 et 90, leurs vies s'enlisent dans la misère affective, l'ennui et la haine de soi. L'un devient fou, l'autre se suicide. Les idées libertaires des années 70 transformées en théories new age courant après le jeunisme, la beauté sexy et l'égotisme généralisé, servent de départ au récit. Poussés à bout, ces principes aboutissent à une société décomposée incapable de produire d'autre valeur qu'un narcissisme destructeur.
Aussi, quand Julien Gosselin affirme, pour justifier sa mise en scène des Particules élémentaires, « ce livre m'a fait hurler de rire », on se dit, bon, d'accord, il y a des scènes irrésistibles, notamment celle du camp d'été new age pour célibataires ou les séquences chez Sollers. Mais quand il ajoute, « Ce qui me touche d'abord chez Houellebecq, c'est son rapport à la poésie », on s'étonne, avant de se souvenir que pour ouvrir ce spectacle fleuve, présenté à Avignon en 2013, de quatre heures qui filent à toute allure, le metteur en scène fait dire un poème qui figure plus loin dans le roman : « Pourtant, nous ne méprisons pas ces hommes/Nous savons ce que nous devons à leurs rêves/Nous savons que nous ne serions rien sans l'entrelacement de douleur et de joie qui a constitué leur histoire. » Ainsi, cette fiction scientifique sulfureuse où le romancier observe comme au scalpel une humanité en train de se désintégrer ne serait pas la vision cynique d'un être désespéré mais le désespoir et la compassion d'un homme qui nous regarde, tous pauvres humains, avec un humour ironique et beaucoup de regrets.
Ce qui plaît aussi au metteur en scène, c'est le côté global du roman. Il juxtapose tous les modes d'écriture, de l'épique au politique, du poétique au publicitaire, du narratif au discursif. « Un mélange de Balzac et de Perec », affirme Julien Gosselin. « Cette confrontation des différents modes permet de créer du rythme, du mouvement, de la tension. Je les ai poussés au maximum. Chaque saut d'un mode à l'autre est un défi théâtral et c'est ce que j'aime. Il y a sans cesse des changements de temporalité – on passe sans prévenir des années 70 aux années 80 ou 90, voire en 2050. Le spectacle joue beaucoup sur ce trouble de l'énonciation : quand se situe celui qui parle ? Mais le spectateur est intelligent et raccorde sans problème les situations. »
Ce qui rend cette mise en scène vibrante, tonique, touchante, tient aussi à l'utilisation de la vidéo, de projections de textes, de musique. Nous sommes entre théâtre et concert rock. D'ailleurs, Julien Gosselin, homme du Nord, a été marqué par Jan Lauwers, Jan Fabre, Ivo Van Hove, des Flamands pour qui un spectacle se doit d'être total, tenir autant du littéraire que de la performance, de la chorégraphie ou du concert. « L'équipe technique – musique, vidéo, lumières – est présente dès le début du travail avec les acteurs. Ainsi, ceux-ci ne portent pas la responsabilité de tout créer. Ils disent les choses le plus simplement possible. Ils n'ont pas à prendre en charge les ambiances différentes. Je cherche aussi un montage "cut" pour accentuer les tensions : changements brutaux de lumières, de musique, de personnages. A la lecture du roman, je n'aurais jamais pensé trouver un tel rythme. Bien sûr, il est en partie dû à la mise en scène mais il est aussi la preuve de la richesse de l'écriture de Houellebecq. »
Avant cette mise en scène, Julien Gosselin avait déjà monté deux spectacles, Gênes 01, de Fausto Paravidino, et Tristesse animal noir, d'Anja Hilling. Le jour de l'interview, il faisait répéter de jeunes comédiens pour Nous habiterons Detroit, de Sarah Berthiaume. Quand on l'observe au travail, il est posé, on oublie sa jeunesse d'une autorité naturelle et souriante. Pourtant, le théâtre ne lui est pas venu depuis si longtemps : « Je n'ai jamais eu envie de jouer ou de monter sur scène. Adolescent, quand j'ai découvert la littérature, j'ai eu la conviction intime que la poésie que je ressentais pouvait être transmise et rendue publique. C'est là que je vois ma place au théâtre. J'admire beaucoup Stanislas Nordey, le metteur en scène qui, en France, se pose le plus la question de la confrontation entre texte, acteur et spectateur. C'est aussi mon interrogation. » Pour l'avenir il pense à un roman chilien, 2666, de Roberto Bolano, et lit avec passion une jeune auteur qu'on vient de lui faire connaître, Stéphanie Chaillou, qui mêle roman, poème, nouvelle. « J'aime les romans composites et surtout ceux qui ont une ambition. La vision scientifique de l'humanité nouvelle qu'imagine à la fin du livre Michel Houellebecq, asexuée, sans solitude ni mort, me fait penser à ces grands moments de rupture dans la civilisation, comme celle que raconte Emmanuel Carrère dans Le Royaume avec l'avènement du christianisme. »
- UN EXTRAIT DE LA NRP Lettres Lycée
Julien Gosselin, qui veut parler du monde contemporain avec des auteurs d’aujourd’hui, a réalisé une adaptation très réussie des Particules élémentaires de Houellebecq. « Il n’aime pas la société, mais il croit en l’humain » dit de l’écrivain le jeune metteur en scène, en qui il voit même un romantique.
« Ce livre est dédié à l’homme »… La fin des Particules élémentaires est un constat d’échec de l’espèce humaine par les clones parfaits, pacifiques et heureux qui ont pris sa suite grâce à des recherches scientifiques. Mais dans cette utopie cynique et défaitiste, on entend aussi un véritable hommage, pas tout à fait désespéré : « Cette espèce torturée, contradictoire, individualiste et querelleuse, d’un égoïsme illimité, parfois capable d’explosions de violence inouïes, mais qui ne cessa jamais pourtant de croire à la bonté et à l’amour ».
Dans le roman, Julien Gosselin a commencé par sélectionner les passages qu’il préfère – certaines phrases sont d’ailleurs projetées en fond de scène – et les étapes de la narration indispensables à la compréhension. Des dialogues sont conservés et certains récits à la troisième personne sont transformés en monologues prononcés face au public, comme l’enfance abominable de Bruno. Le début du roman qui présente le personnage de Michel Djerzinski prend la forme d’une interview filmée en direct d’un acteur déguisé en Michel Houellebecq… L’ensemble de ces éléments, sans compter les énoncés scientifiques et la musique jouée en live par les acteurs, crée une forme hybride parfaitement maitrisée. Julien Gosselin va à l’essentiel. Du chapitre sur Bruno et Christiane au Cap d’Agde, il retient que c’est pour eux un moment de bonheur ; une très courte vidéo de la plage et un dialogue suffisent. Des ellipses sont ménagées pour que le spectateur fasse lui-même des liens entre les événements ; Michel et Annabelle n’ont que trois scènes ensemble.
Ainsi allégé, rythmé, avec la frustration, l’obsession sexuelle, la cruauté, la médiocrité et la misère affective incarnées par de jeunes acteurs éblouissants, le roman finit presque par paraître inférieur à son adaptation…